Il était une fois…Une jeune fille née sous une bonne étoile. En plus d’avoir un toit sur la tête, ses deux parents étaient bien vivants et aimants, et ne manquaient de rien. C’était bien plus que la plupart des gens de son village. Son enfance n’était remplie que de beaux souvenirs, des cadeaux, des repas chauds, des amis, de la tendresse. Lorsqu’elle ne devint plus fille mais femme, les soupirants arrivèrent aussi, et avec encore plus de cadeaux. C’est qu’en plus d’être de bonne famille, elle ne manquait pas d’un certain charme et il était certain qu’une fois adulte sa beauté ne ferait que grandir. La demoiselle était loin d’en être triste cependant ; c’était, après tout, un devoir. Bien sûr, elle ne pouvait qu’espérer que son père ne choisisse pas un homme aussi violent que laid, mais elle se résignerait quoiqu’il arrive, en internalisant ses souhaits comme il se doit.
Cette jeune fille avait un ami, son frère de lait, elle a grandi avec lui toute sa vie. Lui aussi bientôt serait homme, car il deviendrait l’un des écuyers du roi dans peu de temps. La nouvelle a rapidement fait le tour du village et elle en était la première ravie, bien qu’il ne le lui ait pas encore dit ; son père avait demandé à la voir.
La nouvelle tomba : elle épouserait le frère aîné de l’écuyer.
Elle resta sans voix au début. C’est que cette famille était plus noble que la leur, elle n’avait jamais cru une alliance possible. Peut-être que sa dot avait fait pencher la balance puisqu’elle était fille unique, peut-être était-ce parce que leurs deux familles avaient toujours entretenu de bon rapport ? Tout ce qu’elle savait, c’est qu’elle était soulagée. Au moins ne serait-elle pas obligé de partir loin d’ici, et elle savait qu’elle serait bien traitée aussi.
Et l’amour, elle ne s’en inquiétait pas. L’amour se bâtissait en posant une pierre l’un après l’autre. Elle connaissait ce jeune homme après tout, et bien qu’elle soit plus proche de son frère, elle savait qu’il était un bon parti et qu’elle aurait difficilement pu trouver mieux. Et puis, à douze ans, elle n’avait pas son mot à dire. Elle hocha simplement la tête en acceptant son destin et demanda la permission de disposer avant de retourner à ses occupations de jeune fille.
Il y avait un mot, coincé sous une pierre au bord de sa fenêtre ; c’était de cette manière qu’elle communiquait parfois avec le second fils de ses voisins, qui lui demandait apparemment de venir le voir seule ce soir-là. Cela tombait bien, elle pourrait lui parler de l’arrangement, si tant est qu’il n’est pas encore au courant.
Bien sûr, elle se rendait bien compte de la tendresse qu’avait son ami pour elle, les surnoms affectueux et les mots doux qui lui donnaient le rouge aux joues ; mais n’était-ce pas simplement un jeu d’enfant ? Elle y jouait aussi, réciproquant parfois les surnoms, acceptant ses compliments et en prononçant de belles paroles, bien qu’elle sache très bien qu’ils ne se marieraient jamais. Son ami d’enfance ne le savait-il pas également ? Elle n’en n’avait jamais douté, un jeu n’était qu’un jeu, et bientôt ils n’auraient plus l’âge de jouer.
Le soir-même, la demoiselle retrouva donc son ami près de chez lui, là où ils avaient l’habitude de se retrouver en cachette. C’était inhabituel qu’il demande à la voir spécifiquement seul, mais elle se doutait qu’il voulait lui annoncer son départ prochain. Sous le manteau de la nuit, après s’être échappée par la fenêtre en catimini, la jeune enfant retrouva donc le garçon. D’abord inquiète par son état physique, elle le laissa s’expliquer avant d’annoncer la bonne nouvelle. Le destin en voulu autrement, ils durent se séparer à l’improviste et elle ne trouva plus d’occasion de le voir seule à seul avant son départ.
Le jour de celui-ci, elle du se montrer très brève et avoir l’air d’agir plus pas politesse que par tristesse. Et triste, pourtant, elle l’était. Quatre ans sans le voir, eux qui avaient grandis ensemble… C’était comme voir un frère s’en aller loin de la maisonnée. Lorsque ce fut son tour de dire au revoir, elle s’avança et lui fit ses adieux en prenant ses mains dans les siennes, un sourire infiniment triste sur les lèvres, avant de s’écarter. Elle lui avait fourré dans les mains, un petit mouchoir brodé avec ses initiales, tremblotantes car elle venait de s’initier à l’art de la broderie il y a peu seulement. Les conventions faisaient qu’elle ne pouvait pas se montrer trop affectueuse après tout, mais elle espérait que cela suffirait. Pendant les quatre années où il serait loin, elle aura beaucoup à faire.
Quatre années se sont écoulées depuis le départ de Chevalier. Deux et demi depuis son mariage. Elle avait appris à aimer et avait le sentiment que son mari réciproquait cette affection, ils étaient heureux ensemble, si ce n’est le fait que depuis tout ce temps, elle n’avait toujours pas d’enfants. Leurs familles se montraient encourageantes et ne perdaient pas espoir cependant, elle était encore, après tout, bien jeune pour s’inquiéter sérieusement de ce genre de chose.
Alors qu’ils résidaient pour affaire à l’autre bout du comté, une servante lui apporta une lettre portant le sceau de la famille — celle de son mari, qui était désormais la sienne. La nouvelle éclaira littéralement son visage et elle se leva pour lui apporter la nouvelle avec un calme fort peu digne d’une fille de bonne famille, mais ça n’était pas quelque chose que son mari trouvait déplaisant, fort heureusement. Chevalier était rentré, et ils pourraient le revoir demain pour le dîner. Elle se demandait ce qu’il était devenu, c’était déjà une bonne nouvelle de savoir qu’il était en vie et qu’il était rentré ; il ne se passait pas un jour sans qu’elle prie pour sa sécurité.
Lorsqu’enfin le jour vint, la jeune femme fit particulièrement attention à sa toilette. Elle n’est ordinairement pas coquette, mais pour les grandes occasions ou les dîners de famille, elle faisait en sorte d’être irréprochable pour se montrer digne de son nom. Aujourd’hui, c’était surtout parce qu’elle voulait être resplendissante pour le retour de Chevalier. Être digne d’être encore vue affectueusement comme « étoile de son ciel ».
Dans la calèche en chemin, elle ne cesse de ressasser ses souvenirs avec une tendresse évidente, qui vaudra une boutade de son époux quant au fait qu’elle aurait peut-être épousée son frère. Un doux baiser en lui assurant qu’elle l’aimait plus que tout lui arracha un sourire en lui prenant la main pendant tout le reste du voyage.
Elle n’aurait su dire si Chevalier l’avait reconnu du premier coup d’œil, ou pas du tout. Avait-elle changé à ce point en quatre ans ? Lui oui, avec certitude. Il arborait cet air las et dur comme les hommes qui reviennent de guerre, des yeux qui montrent qu’il en a déjà beaucoup trop vu, un corps bâti qui a connu la sueur et le sang… Mais le plus troublant restait si expression. Elle l’avait connu riant, joueur, gentil…
Et il semblait la regarder avec une telle froideur.
Le dîner qui suivit se résuma en un seul mot : malaise. Plusieurs fois, la jeune femme avait tenté d’essayer de soutenir le regard de Chevalier, de lui sourire gentiment, mais tout était si maladroit, si blessant, qu’elle préféra encore baisser les yeux et ne parler que lorsqu’on lui posait une question directement. Il disait ne pas l’avoir reconnu, et il lui semblait qu’il n’était pas sincère dans ses félicités. Il n’était, en réalité, plus le Chevalier qu’elle avait connu autrefois.
Lorsque son époux se leva pour aller se coucher, elle comprit que ce serait sans doute la seule occasion d’enfin discuter de tous ces non-dits. Mais à peine eut-elle rassemblé assez de courage pour entamer la conversation qu’il la coupa court en se levant, si brusquement qu’un verre se brisa sur le carrelage. Il s’en allait déjà, mais lorsqu’elle se leva à son tour pour essayer de le retenir une servante arriva, alertée par le bruit.
Les convenances exigeaient qu’elle ne se retrouve pas seule avec un homme autre que son mari, encore moins sous son propre toit. Elle jugea plus sage de simplement retourner dans la chambre maritale. Son regard fut attiré par un mouchoir qui trainait sur la table. Le sien, celui qu’elle lui avait brodé en lettres tremblotantes avec ses initiales avant qu’il ne parte.
Cette nuit-là, encore une fois, elle pria pour Chevalier, avant d’aller dans les bras de son époux.
Plus aucune occasion ne se montra pour discuter avec Chevalier. Il se dérobait sans cesse, prétextant avoir affaire ailleurs, de ne pas vouloir être dérangé, et il parti ensuite en croisade. Elle ne savait pas qu’elle ne le reverrait ensuite plus jamais.
Les prières continuèrent. Quatre autres années s’écoulèrent, et elle n’avait toujours pas d’enfants. Cela commençait à devenir dérangeant pour les deux familles, et elle-même se sentait humiliée de paraître incapable de donner des héritiers à son époux. Plus le temps passait, plus elle était désespérée. Elle craignait qu’il ne demande le divorce ou la trompe, elle tenta de se renseigner auprès de mères, de grands-mères, de guérisseuses et sages-femmes. Elle acheta des livres, certains en librairie, certains dans des endroits plus reculés. Les concoctions, les pommades, la pleine lune, rien n’y faisait. Et l’angoisse grandissait. Son époux se faisait approcher par d’autres femmes, des veuves ou des jeunes filles à marier, ayant eut vent des rumeurs comme quoi elle était incapable d’avoir un enfant. La peur et la jalousie lui tordaient le ventre et la rendaient malade.
Le désespoir la fit tenter les méthodes les plus folles. Les livres d’herbologie et de botanique plus ou moins légaux apparaissaient dans sa bibliothèque. Elle rencontra des prétendus chamans et sorciers pour tenter d’y remédier. Elle dépensa des sommes astronomiques dans le dos de son mari pour un jour parvenir à avoir un enfant. Parce que sinon, qu’est-ce qu’il lui resterait d’autre ? Chevalier n’était plus. Elle était belle, mais la beauté pouvait se faner. Elle avait l’amour, mais elle décevait son époux. Chaque mois, lorsqu’elle sentait son ventre lui faire mal et le sang couler, chaque mois représentait un nouvel échec.
Les rumeurs circulaient toujours. Un jour, des hommes se présentèrent à sa porte en lui annonçant qu’elle avait été accusée plusieurs fois déjà de sorcellerie. Horrifiée, elle nia tout en bloc, mais non seulement certaines personnes l’avaient vu achetés des herbes et des ingrédients étranges, mais une sorcière récemment jugée et noyée avait déclaré pendant son procès lui avoir vendu des sorts et des charmes.
La suite se passa très vite ; elle fut emmenée au cachot en tentant de ne pas attirer l’attention, mais se faire trainer par deux gardes en plein jour dans leur village si paisible revenait à avoir le crâne rasé et arborer un A rouge sur ses vêtements. L’humiliation était grande, tant sur elle que sur sa famille. Son mari n’était pas à la maison quand c’est arrivé, et elle avait perdu espoir de le revoir un jour. Dans cette cellule froide, sale et puante, elle se laissa aller à pleurer tout son désespoir. Il ne lui restait plus rien à présent, personne ne la croirait, personne ne croyait les sorcières. Elle allait finir torturée, piquée sur tout le corps avec des aiguilles, écrasée sous des pierres, noyée avec les membres attachés, brûlée vive. Toutes ces possibilités ne la firent que pleurer encore plus. Elle a été bête, si bête ! Comment a-t-elle pu tomber aussi bas ? Pourquoi s’était-elle laissée aller ainsi à croire à des inepties ? Pour rien, elle allait payer pour ses crimes. A rien, tout cela n’avait servie à rien. Elle n’avait toujours pas d’enfants.
Un murmure la fit sursauter légèrement, elle discerna à peine entre les larmes ces cheveux blonds et cette silhouette. Elle cru, un instant, que c’était Chevalier ; pour une étrange raison elle pensait que ça serait lui qui lui viendrait en aide, mais non, c’était son époux. Elle sécha ses larmes et on ouvrit la porte de sa cellule. A force d’or, de beaucoup d’or, il avait réussie à obtenir qu’elle s’échappe, mais elle ne pouvait plus rester ici, il fallait qu’elle s’échappe, pour toujours, à jamais. Il lui donna un sac avec quelques affaires, de l’or, quelques vivres. Elle pleura encore, mais elle savait qu’elle n’avait pas le choix.
« Est-ce que tu m’aimes toujours ? »
Ce fut les derniers mots que la jeune femme prononça. Les derniers mots avant qu’elle ne devienne Sorcière. Après avoir entendu la réponse, elle s’enfuit dans l’ombre de la nuit, sans un regard en arrière, les larmes dans les yeux et le cœur au plus bas. Après des jours de marche, elle arriva épuisé dans un village voisin qui, elle l’espérait, n’avait pas encore eu vent d’elle. Alors qu’elle acheta de quoi se désaltérer dans une échoppe, elle trouva un bout de papier, sur le rebord de la fenêtre, coincée sous une pierre. Sans réfléchir, elle récupéra le message, sur lequel était marqué une adresse, une simple adresse.
Elle s’y rendit dans l’espoir que son vœu soit exaucé.